Vers des bâtiments zéro déchet grâce à l’économie circulaire

Un cap nécessaire : repenser les déchets dans le bâtiment
En 2024, le secteur du bâtiment reste l’un des plus grands producteurs de déchets en Europe. En Suisse, selon l’Office fédéral de l’environnement (OFEV), près de 84 % des déchets générés proviennent des chantiers de construction, de rénovation ou de démolition. Si le recyclage progresse, il reste largement perfectible sur les plans qualitatif et systémique. C’est ici qu’intervient un levier prometteur : l’économie circulaire appliquée au bâtiment.
Face à l’épuisement des ressources naturelles, à la saturation des décharges et aux objectifs climatiques de la Confédération, passer à des constructions « zéro déchet » n’est plus une utopie artisanale. C’est une trajectoire réaliste, pour peu qu’on sache faire évoluer les pratiques dès la conception. Alors, comment une approche circulaire peut-elle réinventer notre manière de construire ?
Économie circulaire : plus qu’un recyclage malin
Commençons par préciser ce que l’on entend par « économie circulaire » dans le contexte du bâtiment. Contrairement au modèle linéaire « extraire – produire – jeter », une logique circulaire vise à :
- Limiter les intrants (énergie, matières premières)
- Réutiliser ou valoriser les matériaux tout au long du cycle de vie
- Concevoir des structures démontables, adaptables et recyclables
Ce n’est donc pas uniquement une affaire de tri à la sortie du chantier, mais bien une refonte en profondeur des phases de conception, construction, exploitation et déconstruction. Dans ce contexte, viser le zéro déchet signifie non seulement réduire les rejets, mais également conserver la valeur des matériaux dans le temps.
Réemploi des matériaux : changer de regard dès la conception
Un bâtiment circulaire, c’est d’abord un bâtiment pensé en amont pour durer… mais aussi pour pouvoir se démonter. On abandonne l’idée d’un assemblage figé à vie, au profit d’éléments modulables et démontables. Cette logique implique de revaloriser la matière à chaque étape, et parfois même de lui offrir une seconde vie avant même qu’elle ne soit posée.
Un exemple concret ? La maison Démodulor, en France, est constituée à plus de 70 % de matériaux de réemploi, allant des châssis récupérés à la dalle béton issue d’un ancien parking. Tout cela sans sacrifier la performance thermique ni l’esthétique. En Suisse, des initiatives comme Rotor DC à Genève ou Matériuum à Lausanne facilitent l’accès à un véritable « marché de la seconde matière ».
Les architectes doivent donc intégrer ces ressources dès la phase de dessin. Cela nécessite :
- Une connaissance fine des matériaux disponibles localement
- Une souplesse dans le design pour s’adapter à l’existant
- Une collaboration étroite avec les démolisseurs et les centres de tri
Cette approche peut paraître contraignante de prime abord, mais elle ouvre des perspectives passionnantes en matière d’innovation, de coût et d’empreinte carbone.
Chantiers circulaires : des pratiques qui évoluent sur le terrain
Depuis quelques années, certains maîtres d’ouvrage intègrent une vision circulaire non seulement dans les plans, mais également dans la gestion du chantier. Cela passe par une organisation fine des flux de matériaux : évacuer ce qui est réellement inutilisable, stocker ce qui peut être revalorisé, ou encore intégrer des « ressourceries de chantier » directement sur le site.
Par exemple, le projet de transformation du quartier de la Jonction à Genève a permis la récupération de plus de 60 % des matériaux extraits, grâce à une séparation à la source et un tri manuel par des acteurs spécialisés. Résultat : moins de bennes, un coût de traitement réduit et une valorisation locale.
Les outils numériques, tels que les plateformes BIM (Building Information Modeling), facilitent le suivi de ces flux. Ils permettent d’identifier les matériaux réemployables, leurs volumes, propriétés techniques et potentiel de reconversion. Mieux encore, certaines maquettes numériques intègrent désormais un « passeport matériaux », sorte de carte d’identité digitale pour chaque élément constructif. Oui, même la poutre en bois a désormais son CV !
Vers une évolution de la fiscalité et des normes ?
Si le bon sens et la rentabilité environnementale poussent dans le sens de l’économie circulaire, une adaptation du cadre réglementaire reste indispensable. Aujourd’hui, les certifications comme Minergie s’attachent surtout à l’efficacité énergétique. Demain, devront-elles intégrer un indice de circularité ?
À l’échelle européenne, le Level(s) Framework commence à introduire de tels indicateurs, et la démarche pourrait tout à fait se traduire dans le contexte suisse par des exigences de traçabilité, de taux de réemploi ou de déclaration environnementale des produits (EPD). Certains cantons, comme Genève et Vaud, expérimentent déjà des appels d’offres intégrant des clauses de « performance circulaire ».
Côté fiscalité, on peut s’attendre à une évolution vers des incitations claires : bonifications pour les projets basés sur le réemploi, réduction des taxes sur les matériaux réutilisés, ou encore financement public pour les plateformes logistiques locales.
Les freins : culture du neuf, responsabilités diluées et manque de filières
Passer au bâtiment zéro déchet ne sera pas une promenade de santé. Le premier frein reste culturel : beaucoup d’acteurs associent encore matériaux de réemploi à mauvaise qualité, incompatibilité aux normes ou complexité administrative. Pourtant, les tests en laboratoire et les retours d’expérience confirment que lorsqu’ils sont bien sourcés et mis en œuvre, ces matériaux offrent des performances équivalentes.
Un autre obstacle est structurel : les responsabilités dans le bâtiment sont fragmentées. Qui doit garantir un produit réutilisé ? L’entreprise de démolition ? L’architecte ? Le maître d’ouvrage ? Aujourd’hui, aucune réponse standardisée, ce qui freine l’industrialisation du processus.
Enfin, certaines filières de valorisation manquent encore de maturité. Si le bois ou la pierre naturelle s’intègrent relativement bien dans une logique circulaire, c’est plus difficile pour les isolants, les composites ou certains bétons. Là encore, la recherche et le développement doivent accélérer.
Une opportunité pour repenser la chaîne de valeur
Au-delà de la réduction des déchets, l’économie circulaire est une opportunité de reconfigurer toute la chaîne de valeur du bâtiment. Cela signifie :
- Favoriser les circuits courts : sourcing local des matériaux, revalorisation sur place, implication d’acteurs régionaux
- Créer de nouveaux métiers : diagnosticien matériaux, logisticien de la seconde main, assembleur réversible…
- Capitaliser sur le numérique et l’open data pour fluidifier les échanges de matériaux
Et si demain, les bâtiments devenaient des banques de matériaux, prêts à être reconfigurés au gré des besoins ? Des initiatives telles que Madaster en Hollande commencent déjà à répertorier chaque composant d’un bâtiment comme une ressource future. En un sens, on passe d’un modèle de consommation à un modèle de mise à disposition.
Changer le récit, brique après brique
Penser circulaire, c’est aussi changer notre rapport aux matériaux, au patrimoine existant et aux usages. C’est accepter que le bâtiment parfait n’est pas celui qui brille de neuf, mais celui qui dure, se transforme, et s’adapte sans gaspiller.
En tant qu’ingénieur civil durable, j’ai vu le potentiel immense de ce changement de paradigme sur le terrain. J’ai aussi vu les résistances – qu’elles soient techniques, culturelles ou économiques. Mais plus nous partagerons les expériences réussies, plus ce récit du bâtiment régénératif pourra s’ancrer.
Car au fond, n’est-ce pas grisant de construire sans détruire ? De revaloriser l’existant au lieu de le remplacer ? Et si la sobriété devenait synonyme d’ingéniosité ?
Le zéro déchet n’est pas une page blanche. C’est une nouvelle façon d’écrire l’histoire de l’architecture… en la reconstruisant elle-même.