La face cachée du béton : un géant aux pieds d’argile
Si l’on devait ériger un monument en l’honneur du matériau qui a modélisé nos villes modernes, il serait sans doute… en béton. Omniprésent dans les infrastructures du monde entier — ponts, routes, bâtiments, barrages — le béton est aussi discret qu’indispensable. Pourtant, derrière son apparente robustesse se cache un lourd tribut environnemental. Saviez-vous qu’il est responsable de près de 8 % des émissions mondiales de CO₂ ? Un chiffre qui mérite qu’on s’y attarde de plus près.
Pourquoi le béton est-il si polluant ?
Le béton lui-même est un assemblage simple : granulats (sables, graviers), eau et ciment. Mais c’est le ciment, plus précisément le ciment Portland, qui pose problème. Sa fabrication repose sur la cuisson de calcaire et d’argile à plus de 1400°C, un processus qui engendre deux sources majeures d’émissions :
- Chauffage du four : souvent alimenté par des énergies fossiles comme le charbon ou le coke de pétrole.
- Réaction chimique (calcination) : la décarbonatation du calcaire libère du CO₂ en grande quantité.
En d’autres termes, même si l’on électrifiait entièrement les chaînes de production, une part significative du carbone resterait inévitable… à moins de repenser les ingrédients eux-mêmes.
Des solutions qui sortent du silo
Que faire alors ? Faut-il bannir le béton ? Ce serait irréaliste dans l’immédiat. En revanche, des alternatives et stratégies d’atténuation émergent, et certaines sont déjà opérationnelles.
Optimiser l’usage du béton : moins, c’est mieux
Avant même d’évoquer les substituts, une première logique s’impose : utiliser moins de béton. Car paradoxalement, on en surconsomme. Entre surdimensionnement des structures et standards constructifs conservateurs, les marges de rationalisation sont réelles. À ce titre :
- La conception optimisée (structures en voûte, treillis ou coques minces) permet de réduire les volumes nécessaires.
- Le recours à des outils de modélisation et logiciels paramétriques permet de concevoir de manière plus précise, en s’adaptant aux sollicitations réelles plutôt que théoriques.
- Les bétons à ultra-hautes performances (BFUP), bien que plus coûteux, autorisent une réduction drastique de l’épaisseur et du poids des éléments.
Ces stratégies ne demandent que peu de ruptures industrielles, mais surtout, une évolution des mentalités et une formation adaptée dans la chaîne de prescription.
Des ciments alternatifs, moins émetteurs
Changer les composants du ciment est une piste active. Plusieurs approches se détachent :
- Ciments à faible teneur en clinker : Le clinker est l’élément clé mais aussi le plus émissif. Le remplacer partiellement par des ajouts minéraux comme les cendres volantes, le laitier de haut fourneau ou encore la pouzzolane naturelle permet jusqu’à 40 % de réduction de CO₂. Exemple : le ciment CEM III/B.
- Ciments géopolymères : Chimiquement différents, ces ciments utilisent des déchets industriels alcalins, avec une empreinte carbone jusqu’à 80 % inférieure. Ces bétons sont déjà testés à l’échelle pilote dans des ouvrages non structurels (mobilier urbain, éléments préfabriqués).
- Carbonatation permanente : Certaines formulations intègrent du CO₂ capté dans le processus de durcissement du béton. C’est notamment le cas du procédé CarbonCure au Canada, avec des validations sur chantiers réels.
Cela dit, le défi reste la compatibilité technique : résistance, durabilité, standardisation. Car un béton alternatif n’est utile que s’il garantit la sécurité structurelle attendue.
Matériaux de substitution : penser au-delà du béton
Sortons la tête de la bétonnière un instant. Quand cela est possible, remplacer le béton par d’autres matériaux moins impactants peut s’avérer judicieux. Quelques exemples :
- Bois lamellé-croisé (CLT) : Matériau de structure renouvelable, il permet la construction d’immeubles jusqu’à 12 étages (et plus, en Suède ou au Canada). Léger et isolant, il est pertinent pour des bâtiments neufs ou surélévations.
- Briques de terre crue (BTC, adobe, pisé) : Technologies anciennes qui reviennent en force, notamment dans des climats tempérés. Leur fabrication quasi sans cuisson est très sobre énergétiquement.
- Chanvre et chaux, isolants biosourcés : Utilisés en remplissage ou pour des parois isolantes, ils remplaçent avantageusement certains bétons non porteurs tout en offrant un excellent bilan carbone.
L’enjeu majeur est ici la filière locale. Ces matériaux, souvent peu standardisés, requièrent une capacité artisanale ou industrielle régionale bien développée. Encore faut-il que la demande suive…
Recycler le béton : un cercle encore imparfait
Recycler le béton ? Cela semble évident. Pourtant, la réalité est plus nuancée. La démolition permet certes de produire des granulats recyclés, mais ceux-ci :
- ont souvent des performances mécaniques moindres,
- nécessitent un tri rigoureux sur site,
- ne sont pas toujours autorisés en structure porteuse selon les normes locales.
Il existe néanmoins des chantiers pilotes où le béton recyclé est réutilisé in situ, voire broyé pour produire un nouveau ciment, dans un cycle presque fermé. La Suisse notamment étudie activement cette voie via des projets comme Urban Mining.
Et l’analyse cycle de vie, dans tout ça ?
Impossible d’aborder la question environnementale sans évoquer l’Analyse du Cycle de Vie (ACV). C’est l’outil qui permet de comparer objectivement les différentes solutions, sur l’ensemble de leur durée de vie : extraction, production, usage, fin de vie.
À titre d’exemple, un bâtiment construit en bois peut avoir une phase de production très favorable (faible énergie grise), mais une maintenance plus exigeante. Inversement, un béton « bas carbone » performant peut compenser son impact initial par une grande longévité et un bon comportement thermique (en inertie).
C’est pourquoi, plutôt que de chercher une solution miracle, il convient de raisonner en cohérence avec le contexte : architecture, destination, climat, ressources disponibles… toutes les variables comptent.
Des réalisations inspirantes
Heureusement, les alternatives ne sont plus confinées aux laboratoires. Plusieurs exemples à travers le monde illustrent des choix audacieux :
- Halle de sport à Lausanne (CH) : usage de béton recyclé dans les fondations et structure bois en superstructure.
- Maison « Zero Emission » à Trévise (IT) : béton de chanvre et panneaux solaires intégrés, bilan carbone négatif sur 30 ans.
- Université de Cambridge (UK) : dortoir expérimental en béton géopolymère, suivi en conditions réelles depuis 5 ans.
Ces exemples ne sont pas sans défis, mais ils prouvent que les frontières sont déjà repoussées. Avec une bonne dose de rigueur technique, et peut-être un zeste de courage réglementaire, il est possible de bâtir autrement sans renier la performance.
Chantier en cours : la transition
Face à l’urgence climatique, le secteur de la construction est à la croisée des chemins. Le béton, longtemps symbole de progrès, est aussi devenu synonyme de verrou écologique. Mais il n’est pas condamné — ni condamnant — s’il est repensé avec intelligence.
En tant que concepteurs, ingénieurs, architectes ou maîtres d’ouvrage, nous avons tous un rôle à jouer. Cela commence par une interrogation simple, mais puissante : avons-nous vraiment besoin de béton ici ?
Posez cette question sur le prochain projet… vous pourriez être surpris des réponses.