La construction en terre crue séduit les architectes contemporains

La construction en terre crue séduit les architectes contemporains

Un matériau ancestral en phase avec les enjeux contemporains

Alors que les courbes de consommation énergétique dans le secteur du bâtiment continuent de grimper, une tendance inattendue refait surface avec vigueur : la construction en terre crue. Ce matériau ancestral, utilisé depuis des millénaires sur tous les continents, séduit aujourd’hui une nouvelle génération d’architectes – et ce retour n’a rien de folklorique. Il s’inscrit dans une démarche écologique, structurelle et esthétique, en parfaite résonance avec les défis de la transition écologique.

Mais qu’est-ce qui rend la terre crue si intéressante pour les acteurs de la construction durable ? Est-elle vraiment adaptée aux besoins et normes du XXIe siècle ? Et surtout, avons-nous les moyens techniques de l’intégrer dans nos villes modernes sans en sacrifier les performances ? Autant de questions que posent naturellement les professionnels du secteur – et auxquelles les avancées actuelles commencent à répondre avec clarté.

Qu’entend-on par « terre crue » ?

Avant d’aller plus loin, posons les bases. Par « terre crue », on désigne tout matériau de construction élaboré à partir de terre (argileuse, sableuse ou limoneuse) non cuite. Contrairement à la brique ou à la tuile en terre cuite, ici, aucun passage au four ; le matériau est séché naturellement, souvent à l’air libre.

Elle peut être mise en œuvre selon diverses techniques :

  • Pisé : terre compactée dans un coffrage, souvent utilisée pour les murs porteurs.
  • Adobe : briques moulées à la main et séchées au soleil.
  • Torchis : mélange de terre, paille et eau, appliqué généralement sur des structures en bois.
  • Bauge : technique monolithique consistant à empiler directement de la terre plastique en couches successives.

Chaque méthode possède ses spécificités techniques et s’adapte à des contextes climatiques et architecturaux différents. Mais toutes ont un point en commun : une empreinte carbone extrêmement réduite.

Un atout écologique incontestable

Dans un contexte où la construction représente environ 40 % des émissions de CO2 mondiales, bâtir avec un matériau local, abondant, recyclable, et qui ne nécessite pas de cuisson à haute température semble presque trop beau pour être vrai.

La terre crue coche toutes ces cases :

  • Aucune cuisson ni transformation industrielle gourmande en énergie.
  • Disponibilité sur site : elle peut bien souvent être extraite localement, réduisant les coûts et impacts liés au transport.
  • Possibilité de déconstruction et de réutilisation après usage.
  • Excellente régulation hygrométrique : la terre « respire », améliore le confort intérieur et réduit les besoins en climatisation ou humidification.

Un excellent exemple de sobriété constructive… au service du bâtiment de demain.

Des performances à reconsidérer

Certains préjugés ont la vie dure, et la terre crue est encore – à tort – perçue comme un matériau « pauvre », peu adapté aux constructions modernes. Pourtant, les réalités techniques viennent sérieusement bousculer ces idées reçues.

D’un point de vue thermique, la terre crue possède une faible conductivité (0,5 à 0,9 W/mK), mais surtout une excellente masse thermique : elle absorbe la chaleur pendant la journée et la restitue lentement la nuit. Ce « tampon » thermique est particulièrement utile dans les bâtiments passifs ou bioclimatiques.

Côté acoustique, ses masses importantes et sa densité offrent un affaiblissement notable des nuisances sonores. Mieux encore, son comportement face au feu, souvent sous-estimé, est remarquable ; elle ne brûle pas, ne dégage pas de gaz toxique, et certaines constructions en pisé ont résisté à des incendies là où le béton s’est effondré partiellement.

Un regain d’intérêt chez les architectes

Ce n’est pas un hasard si de plus en plus d’agences d’architecture intègrent la terre crue dans leurs projets. Entre effet de matière, tactilité et chaleur visuelle, le matériau offre des qualités esthétiques très prisées qui rompent avec la froideur industrielle du béton ou du verre.

Des projets contemporains emblématiques illustrent cette renaissance :

  • Le Pavillon TerraFibra à Paris, imaginé par l’agence CRAterre, met en avant des murs en terre crue et fibres végétales pour démontrer la performance et la beauté de ces biomatériaux.
  • L’École de Gando au Burkina Faso, conçue par l’architecte Francis Kéré, conjugue techniques vernaculaires et innovation, primée pour son confort thermique exceptionnel sans recours à la climatisation.
  • Le Centre culturel de Montbrun-Bocage (Haute-Garonne), réalisé en pisé par l’architecte Marie-Pierre Valat, s’intègre parfaitement au paysage et propose une alternative locale aux matériaux classiques.

Loin d’être des exceptions, ces projets traduisent une tendance de fond : celle d’un retour à des solutions sobres et localement adaptées.

Des freins encore présents… mais surmontables

Il serait faux de prétendre que tout est rose. La terre crue reste confrontée à plusieurs limites, qui freinent son adoption à grande échelle :

  • Réglementation : en Suisse comme ailleurs, le manque de normes claires et spécifiques rend souvent son intégration plus complexe pour les bureaux d’études.
  • Temps et main-d’œuvre : certaines techniques, comme le pisé ou la bauge, demandent plus de temps de mise en œuvre et une main-d’œuvre formée – deux facteurs rarement compatibles avec les logiques de production ultra-rapides.
  • Durabilité face à l’eau : sans protection adéquate (toiture débordante, soubassement drainé), la terre crue peut se dégrader par absorption. Des techniques modernes de stabilisation existent, mais elles doivent être maîtrisées.

La bonne nouvelle, c’est que ces difficultés ne sont pas rédhibitoires. La recherche se penche activement sur l’optimisation des mélanges, l’élaboration de règles professionnelles, la préfabrication de modules en terre crue, ou encore l’impression 3D de murs en adobe.

Des acteurs comme les Grands Ateliers de l’Isle d’Abeau ou l’ETH Zurich investissent massivement dans ces pistes, preuve d’un engouement croissant au sein même du monde universitaire et technique.

Et en Suisse, où en est-on ?

Notre territoire n’est pas en reste. Si les bâtiments en terre crue sont encore rares dans les grandes villes helvétiques, une frange pionnière d’architectes, d’ingénieurs et d’autoconstructeurs initie un véritable changement.

L’entreprise Lehm Ton Erde, dirigée par Martin Rauch – l’un des experts européens de la terre crue –, a réalisé plusieurs bâtiments en Suisse alémanique. À Genève, Lausanne ou Fribourg, de plus en plus de formations spécialisées voient le jour, en parallèle à des réalisations concrètes dans des éco-quartiers ou des bâtiments éducatifs.

Citons par exemple le bâtiment administratif de Huningue, sur le Haut-Rhin, proche de la frontière suisse, qui intègre des murs en pisé préfabriqué, répondant aux normes thermiques les plus exigeantes.

Si l’industrialisation du matériau reste embryonnaire comparée au béton, les fondations sont en train de se poser sérieusement.

Repensons la modernité

Et si bâtir moderne, c’était justement renouer avec certaines pratiques anciennes, enrichies par les apports contemporains ? La construction en terre crue n’a rien de nostalgique ni d’artisanalement marginal lorsque ses principes sont appliqués avec méthode et rigueur.

Elle pousse les maîtres d’ouvrage à s’interroger : a-t-on vraiment besoin de tant de sophistication technique dans nos enveloppes bâties ? Peut-on concevoir autrement, avec des matériaux locaux à faible impact ? Peut-on former et revaloriser des savoir-faire manuels autour de pratiques constructives sobres et durables ?

La réponse se dessine déjà sur les chantiers… et elle est faite de poussière, d’argile et de passion. C’est dans cette terre, somme toute très humble, que pourrait bien germer une part importante de l’architecture durable de demain.

Rayen