Un virage vers une économie circulaire dans le bâtiment
Alors que la pression environnementale s’intensifie sur le secteur du bâtiment, le réemploi des matériaux s’impose comme l’un des leviers les plus prometteurs pour réduire l’empreinte carbone de la construction. De plus en plus d’architectes, entrepreneurs et maîtres d’ouvrage intègrent cette approche dans leurs projets. Est-ce une simple tendance ou une transformation en profondeur du secteur ? Les faits semblent pencher pour la deuxième option.
Traditionnellement linéaire – extraire, construire, démolir, enfouir – notre logique de construction entre progressivement dans une dynamique circulaire. Cela implique non seulement de moins consommer, mais surtout de réutiliser ce que l’on a déjà produit. Dans ce contexte, le réemploi des matériaux s’inscrit comme une réponse concrète aux défis écologiques, économiques et sociétaux du secteur du bâtiment.
Réemploi et recyclage : de quoi parle-t-on exactement ?
Petite mise au clair indispensable. Le réemploi concerne les matériaux ou éléments de construction qui, après dépose, sont réutilisés en l’état ou presque, sans transformation lourde. Cela peut aller d’une poutre métallique à un lavabo, d’un lot de tuiles à des luminaires. Le recyclage, en revanche, implique une transformation du matériau pour en obtenir un produit secondaire : par exemple, le béton concassé utilisé comme granulat dans un nouveau béton.
Le réemploi présente donc un avantage clair du point de vue énergétique et carbone : il évite la phase de transformation, souvent gourmande en ressources. Mais il suppose aussi un travail de sélection, de logistique et parfois de nettoyage, qui demande une certaine anticipation.
Pourquoi le réemploi fait sens aujourd’hui
Si le réemploi suscite tant d’intérêt ces dernières années, c’est parce qu’il coche plusieurs cases à la fois :
- Réduction de l’empreinte carbone : moins d’extraction, moins de transport, moins d’énergie grise. Certaines études estiment que le réemploi peut réduire jusqu’à 70 % les émissions par rapport à des matériaux neufs.
- Diminution des déchets de chantier : alors que les déchets du BTP représentent près de 70 % des déchets produits en Suisse, la réutilisation permet de désengorger les filières d’élimination.
- Économies financières : même si le réemploi demande du temps et de la main-d’œuvre, il évite des achats neufs et parfois des frais de traitement.
- Esthétique et authenticité : les matériaux récupérés apportent souvent une valeur architecturale singulière : patine, histoire, texture… des qualités difficilement reproductibles avec des matériaux standardisés.
Quand la contrainte devient une opportunité créative
Un exemple frappant est celui du centre culturel « Les Halles de la Cartoucherie » à Toulouse, où les architectes ont utilisé des matériaux déposés d’anciens bâtiments militaires pour créer des espaces chaleureux et fonctionnels. Au lieu de considérer le stock de matériaux disponibles comme une limite, ils en ont fait une source d’inspiration pour concevoir des volumes nouveaux. Le projet n’a pas simplement intégré du réemploi, il l’a mis au cœur de sa démarche conceptuelle.
Plus près de chez nous, à Genève, le pavillon « Pavillon Circulaire » monté à l’occasion de différents événements a constitué une vitrine du potentiel de la construction en matériaux de récupération : lames de signalisation transformées en bardage, pièces de charpente anciennes restaurées et réassemblées… Le résultat ? Un bâtiment à faible impact, attractif, et porteur de sens.
Les défis techniques et réglementaires du réemploi
Évidemment, tout n’est pas rose. Le réemploi soulève des défis bien réels, surtout sur les chantiers de moyenne ou grande envergure :
- Traçabilité et responsabilité : comment garantir la performance structurelle d’un élément réemployé ? Qui est le garant en cas de défaillance ? Ces questions ne sont pas encore pleinement encadrées juridiquement en Suisse.
- Normes et certifications : de nombreux matériaux doivent répondre à des critères normés. Or, ceux-ci ne sont pas toujours adaptés au contexte du réemploi, notamment en ce qui concerne la sécurité incendie ou l’isolation thermique.
- Logistique : identifier, récupérer, stocker et remettre en œuvre un matériau de façon efficace demande une coordination pointue. Le gain économique potentiel peut rapidement s’évaporer si l’organisation n’est pas optimale.
Cependant, les choses évoluent. Des plateformes comme Salza ou Bauteilclick, ou encore ReUse sur Lausanne, mettent en réseau l’offre et la demande de matériaux récupérés. Ces initiatives facilitent la circulation de l’information, la normalisation des processus et l’industrialisation du réemploi à moyen terme.
Le rôle central de l’architecte et de l’ingénieur
La clé du succès réside souvent dans l’anticipation. Le réemploi ne peut être un « bonus » ajouté en fin de projet. Il doit être intégré dans l’ADN du projet dès la phase de conception. Cela suppose un changement de posture de la part des architectes, mais aussi des ingénieurs, qui doivent penser en termes de ressources disponibles et non plus en termes de spécifications idéales.
Une anecdote personnelle : sur un chantier de réhabilitation d’un ancien centre administratif dans le canton de Vaud, notre bureau a proposé de conserver sur site les menuiseries bois intérieures pour réemploi dans les nouvelles cloisons vitrées. Résultat : 30 portes sauvées de la benne, un coût divisé par deux et un rendu final jugé « chaleureux et élégant » par les usagers. Le tout, avec un bonus non négligeable pour le bilan environnemental du chantier.
Ce type d’approche requiert une montée en compétence : diagnostic ressources, audits préalables, estimation du potentiel de réemploi, chiffrage du démontage… autant de compétences nouvelles à intégrer dans la boîte à outils classique du maître d’œuvre.
Vers un changement structurel du secteur ?
À long terme, le développement du réemploi pourrait bouleverser les chaînes d’approvisionnement traditionnelles. Imaginez qu’un jour, au lieu de commander des matériaux standardisés chez un fournisseur, on consulte une base de données en ligne pour voir quels matériaux sont disponibles à 30 km à la ronde, avec un système de notation sur la qualité, l’impact carbone, le temps de réintégration… Utopique ? Peut-être pas tant que ça.
Déjà, de nombreuses coopératives d’habitat intègrent le réemploi dans leurs appels d’offre. Des collectivités imposent un « diagnostic ressources » pour les bâtiments voués à la démolition. Des maîtres d’ouvrage publics se fixent des quotas de matériaux issus du réemploi dans leurs cahiers des charges. Les signaux faibles se multiplient.
Et les industriels, loin d’être dépassés, s’y intéressent aussi. Certains fabricants proposent désormais des produits modulaires et démontables, conçus pour une deuxième vie. C’est le cas dans la cloison amovible, la charpente métallique, ou encore les planchers techniques. Une logique de design for disassembly, encore embryonnaire mais pleine de potentiel.
Allier durabilité, esthétique et bon sens
Au fond, le réemploi ne porte pas que sur des matériaux. Il traduit une vision du projet fondée sur l’économie des ressources, la réduction de l’impact, et l’intelligence de la conception. C’est une manière de construire plus sobrement, sans renoncer au confort, ni à l’esthétique. Et, soyons honnêtes, il n’y a rien de plus satisfaisant que de donner une seconde vie à des ressources promis à l’oubli.
Alors certes, le réemploi reste à ce jour une démarche exigeante, parfois complexe. Mais au regard des bénéfices – environnementaux, économiques et humains – il mérite d’être considéré non pas comme une contrainte, mais comme une formidable opportunité pour repenser notre manière de bâtir. Et si cette tendance devenait, demain, la nouvelle norme ?