Réutilisation des matériaux de construction, vers une économie circulaire

Réutilisation des matériaux de construction, vers une économie circulaire

Pourquoi réutiliser les matériaux de construction change la donne

Chaque année, le secteur de la construction génère une quantité colossale de déchets. En Suisse, ce sont près de 17 millions de tonnes de déchets issus des chantiers qui sont produits annuellement. Cela représente environ 80 % de la totalité des déchets du pays. Alors qu’une part significative pourrait être réemployée ou recyclée, une grande portion termine en décharge ou dans des installations de valorisation peu vertueuses.

Face à cette réalité, la réutilisation des matériaux de construction n’est plus une simple piste « alternative ». Elle est en passe de devenir un pilier central d’un modèle circulaire, logique et soutenable. Mais au-delà des chiffres, qu’est-ce que cela implique concrètement ? Et surtout, comment passer de la théorie à la pratique sans compromettre la qualité, la sécurité ni les performances structurelles d’un ouvrage ? Tentons d’y voir plus clair.

De la démolition à la déconstruction : changer de paradigme

Le premier pas vers la réutilisation commence bien avant que les engins de chantier n’entrent en action : il prend forme dès la phase de déconstruction. Contrairement à la démolition — qui détruit de manière rapide et souvent irréversible — la déconstruction s’attarde à démonter, trier et préserver les éléments qui peuvent être réintégrés dans de futurs projets.

Il ne s’agit plus de « casser », mais de « désassembler intelligemment ». Cela demande un changement de mentalité, mais aussi une logistique spécifique, du temps, et surtout une coordination poussée entre les corps de métier. Le résultat ? Des gisements de matériaux directement réutilisables : poutres en bois massif, pierres naturelles, portes, fenêtres, carrelages, armatures métalliques, etc.

L’exemple du chantier de la Tour des Finances à Genève est révélateur : lors de sa transformation, plus de 700 tonnes de matériaux ont été réemployés, y compris certaines cloisons vitrées et plaques de faux plafonds d’origine.

Quels matériaux peut-on réellement réutiliser ?

Bonne nouvelle : la liste est plus longue qu’on ne le pense. À condition de respecter certaines précautions techniques et réglementaires, de nombreux matériaux peuvent connaître une seconde vie :

  • Bois : poutres, planches, parquets, charpentes. Le bois ancien a souvent une densité et une durabilité supérieures à celui de production industrielle actuelle.
  • Acier : armatures métalliques, poutres, profilés standardisés. Grâce à leurs propriétés structurelles stables dans le temps, ils se prêtent bien à la réutilisation.
  • Verre : fenêtres, cloisons vitrées. Ce type de matériau nécessite un démontage soigné, mais peut être réutilisé tel quel ou transformé après un léger traitement.
  • Briques et blocs : s’ils sont démontés proprement, de nombreux éléments maçonnés peuvent être intégrés ailleurs, en apparent ou structurellement.
  • Matériaux de finition : carrelages, sanitaires, portes, rampes, mobilier intégré. Dans une logique de restauration ou sur des projets aux finitions affirmées, ces éléments font souvent mouche.

Il convient toutefois de vérifier leur conformité aux normes actuelles, leur intégrité physique et leur compatibilité avec le projet en cours. Car oui, on ne réutilise pas n’importe quoi, n’importe comment.

Les freins à surmonter (et comment les contourner)

Malgré tous les avantages environnementaux et économiques de la réutilisation des matériaux, plusieurs défis persistent. Les maîtriser est la clé pour faire passer cette approche dans la norme.

  • Logistique et stockage : Réutiliser signifie récupérer, transporter, stocker et parfois remettre en état les matériaux. Cela implique de la place, des outils adaptés et une bonne anticipation. Certaines plateformes comme Matériuum ou ReWatt facilitent cette transition en proposant un stock existant de matériaux prêts à l’emploi.
  • Garantie et responsabilité : Les maîtres d’ouvrage et assurances peuvent être frileux à l’idée d’intégrer des matériaux de « seconde main ». Toutefois, des guides techniques et des certifications apparaissent pour encadrer la traçabilité et les critères de qualité. C’est notamment le cas avec le label Bauteil-Charta en Suisse alémanique.
  • Temps et budget : À court terme, réutiliser peut sembler plus chronophage. Mais sur le long terme, les économies réalisées sur l’achat de matériaux neufs, associées à la réduction des frais de mise en décharge, compensent largement l’investissement initial.

Et l’architecture dans tout ça ?

Penser la réutilisation ne se limite pas à l’échelle du matériau. C’est une philosophie de projet, une manière de concevoir différemment — voire plus intelligemment. On observe une réelle effervescence dans le milieu architectural autour de cette thématique.

Certains architectes mettent aujourd’hui un point d’honneur à intégrer des éléments récupérés non seulement pour des raisons écologiques, mais aussi pour leur valeur esthétique, leur patine unique, leur histoire. Le projet du Pavillon Circulaire à Paris, réalisé avec 80 % de matériaux de récupération, en est un excellent exemple. Il démontre qu’il est possible de marier innovation et sobriété matérielle.

En Suisse, les initiatives se multiplient aussi. Le bureau Baubüro In Situ à Bâle a fait de la réutilisation de matériaux un cheval de bataille. Leur projet K.118 est construit presque entièrement avec des composants réemployés, issus de chantiers de la région. Un manifeste architectural en faveur du bon sens et de la circularité.

Une réglementation en mutation

Le cadre réglementaire commence à s’ajuster à cette nouvelle réalité. Bien que des freins juridiques persistent — notamment autour des normes de sécurité et de performance énergétique —, les autorités suisses s’engagent progressivement vers un encadrement plus clair du réemploi dans le BTP.

La Ville de Zurich impose déjà, dans le cadre de certains concours de marchés publics, l’intégration d’un pourcentage minimum de matériaux réemployés. D’autres cantons suivent le pas, encouragés notamment par l’Office fédéral de l’environnement (OFEV) qui développe des outils pour soutenir les maîtres d’ouvrage dans cette démarche.

Par ailleurs, la révision de la norme SIA 2030 prend en compte l’impact carbone global du bâtiment sur l’ensemble de son cycle de vie, ouvrant la voie à une meilleure reconnaissance de la circularité dans l’acte de construire.

Vers une économie circulaire dans le bâtiment

Adopter une logique d’économie circulaire dans la construction ne signifie pas uniquement réutiliser ponctuellement des matériaux. Cela implique un changement de paradigme plus vaste :

  • Concevoir les bâtiments dès l’origine pour leur démontabilité future.
  • Favoriser l’utilisation d’éléments modulaires, standardisés et démontables.
  • Valoriser les filières locales de collecte, stockage, reconditionnement.
  • Impliquer tous les acteurs (architectes, ingénieurs, entreprises, collectivités) dans une logique systémique.

En somme, il s’agit de penser comme un ingénieur, concevoir comme un architecte et anticiper comme un maître d’ouvrage responsable. Loin de devenir un fardeau technique, cette approche crée de nouvelles opportunités, tant sur le plan économique qu’esthétique. Elle favorise aussi la transmission d’un patrimoine matériel et culturel souvent négligé — qui, autrement, serait broyé et enfoui.

Et si on changeait notre regard ?

Un vieux bout de parquet, une fenêtre démodée, une poutrelle oxydée… Et si l’on arrêtait de les voir comme des déchets ? Si l’on commençait, au contraire, à les considérer comme des ressources, des témoins d’un tissu bâti en perpétuelle transformation ?

Ce changement de regard est peut-être la plus grande révolution du secteur. Moins spectaculaire qu’un chantier grandiose, certes, mais infiniment plus durable. Dans cette mutation, chaque acteur a un rôle à jouer — à commencer par nous, ingénieurs, architectes, bâtisseurs, qui façonnons la ville de demain, un bloc à la fois.

Rayen