L’impact climatique des matériaux de construction traditionnels

L’impact climatique des matériaux de construction traditionnels

Quand les matériaux traditionnels pèsent lourd sur le climat

Le béton, l’acier, la brique… Ces matériaux sont emblématiques du paysage bâti de nos villes. Sur les chantiers, ils sont synonymes de robustesse, de durabilité, voire d’excellence technique. Mais derrière cette façade structurée se cache une réalité nettement moins reluisante : leur empreinte environnementale est considérable. Dans un contexte de changement climatique et de pression croissante sur les ressources, il devient impératif de reconsidérer leur usage.

En tant qu’ingénieur en génie civil durable, j’ai souvent été confronté à ce paradoxe : comment construire solide et pérenne sans compromettre davantage notre avenir climatique ? Car oui, chaque mètre cube de béton coulé, chaque poutre d’acier posée a son coût environnemental. Démêlons ensemble les enjeux liés à ces matériaux dits « traditionnels » pour mieux ouvrir la voie à des alternatives viables.

Le béton : géant discret, mais gros pollueur

Commençons par l’indétrônable béton. Matériau à tout faire, il représente près de 60 % du volume de construction utilisé à travers le monde. Peu coûteux, facilement disponible, adaptatif… Il a tout pour plaire — sauf lorsqu’il s’agit de climat.

Pourquoi ? Principalement en raison de la production du ciment, composant essentiel du béton. La fabrication du ciment Portland, qui constitue environ 10 à 15 % du volume total de béton, est responsable à elle seule d’environ 8 % des émissions mondiales de CO₂. Cela s’explique par deux phénomènes :

  • La décarbonatation du calcaire (CaCO₃), une réaction chimique incontournable qui libère du CO₂.
  • La combustion nécessaire pour atteindre les températures de cuisson (environ 1450°C), très énergivore.

À cela s’ajoutent des impacts indirects comme l’extraction de granulats, souvent plus destructrice qu’on ne l’imagine : extraction fluviale, altération des écosystèmes, artificialisation des sols… La Suisse, bien que soumise à des réglementations strictes, n’échappe pas totalement à ces problématiques.

Acier : entre recyclabilité et lourds bilans carbone

Autre pilier du bâtiment : l’acier. Utilisé comme armature du béton, dans les structures métalliques ou en façade, il est également un matériau majeur des infrastructures. Son principal avantage ? Il est recyclé à plus de 80 % — un vrai point positif sur le papier.

Cependant, produire de l’acier reste une activité extrêmement polluante. On estime qu’une tonne d’acier vierge émet en moyenne 1,8 tonne de CO₂. La cause ? Des procédés thermiques très gourmands en énergie, notamment dans les hauts fourneaux basés sur la combustion de charbon.

Les aciéries mini-mills basées sur le recyclage via four électrique représentent une alternative plus propre, mais leur capacité dépend directement de la disponibilité de ferraille de qualité. En outre, l’empreinte carbone varie fortement selon la composition du mix énergétique utilisé pour alimenter ces fours.

En résumé, bien que l’acier soit potentiellement circulaire, sa réalité industrielle actuelle reste un enjeu climatique majeur.

Briques, pierres naturelles : l’illusion de la durabilité ?

À première vue, les briques cuites et les pierres naturelles peuvent sembler plus « bio » ou « artisanales ». Et dans l’imaginaire collectif, elles évoquent des constructions de qualité, ancrées dans la tradition. Pourtant, elles ne sont pas systématiquement plus vertueuses.

La brique de terre cuite nécessite une cuisson entre 800°C à 1000°C. Comme pour le ciment, on y retrouve un fort besoin énergétique souvent assuré à partir de combustibles fossiles. La brique silico-calcaire, un peu plus récente, offre un meilleur bilan mais reste marginale.

Quant aux pierres naturelles, tout dépend de leur provenance. Extraite localement, elles peuvent offrir une solution robuste, durable et relativement peu émissive. Mais lorsqu’elles sont importées d’Asie ou d’Afrique, leur transport maritime (très carboné) annule vite tout bénéfice.

Il faut donc faire attention à ne pas généraliser : tout matériau traditionnel n’est pas nécessairement un « bon élève » du climat.

Empreinte carbone : un indicateur devenu incontournable

Si l’on veut vraiment juger de l’impact climatique d’un matériau, il ne suffit plus de regarder uniquement son prix au mètre carré ou sa solidité. Il faut prendre une approche en cycle de vie (ACV), et considérer :

  • La phase d’extraction des matières premières
  • La fabrication et le transport
  • La mise en œuvre sur chantier
  • Le fonctionnement (par exemple dans le cas d’isolants ou de matériaux thermiquement actifs)
  • La fin de vie : recyclage, réemploi, enfouissement ?

Heureusement, des outils d’analyse existent. En Suisse, SIA 2032 définit une méthodologie claire d’évaluation environnementale pour les bâtiments. L’outil ECO-BKP ou encore le logiciel de modélisation Lesosai facilitent l’intégration de critères climatiques dès la phase de conception. Il est donc parfaitement possible aujourd’hui d’orienter ses choix techniques en intégrant l’empreinte carbone au même titre que la résistance mécanique ou le coût global.

Et en Suisse, où en sommes-nous vraiment ?

Commençons par une bonne nouvelle : les constructeurs helvétiques sont de plus en plus nombreux à intégrer des critères environnementaux dans leurs cahiers des charges. La démarche Minergie-ECO, les certifications SNBS ou encore les projets de construction circulaire en Suisse romande témoignent d’un changement de paradigme.

Néanmoins, le béton reste très majoritaire dans les projets neufs. Même dans les cantons pionniers, son usage dépasse souvent 90 %. Cela s’explique par un cumul de facteurs : inertie structurelle, réglementation encore permissive, et manque de formation sur les alternatives pour certains maîtres d’ouvrage.

Un exemple concret ? Lors d’un projet de rénovation d’une école primaire à Lausanne que j’ai accompagné en 2021, la première étude prévoyait une surélévation béton-armé classique. En reconsidérant la charge carbone, nous avons opté pour une solution CLT (bois lamellé-croisé), combinée à de l’isolant en laine de cellulose. Résultat : une réduction de 70 % des émissions associées à la structure — sans compromis sur la sécurité ni sur le confort thermique.

Vers un changement de modèle : pistes d’action favorisantes

Remettre en question les matériaux traditionnels ne signifie pas tout jeter. Il s’agit avant tout de recontextualiser les choix constructifs et d’encourager l’innovation raisonnée. Plusieurs leviers s’offrent à nous :

  • Favoriser le réemploi : Les matériaux issus de déconstruction (briques, poutres acier, éléments béton désarmé) ont un potentiel énorme. Des projets pilotes en Suisse le prouvent, avec des taux de réemploi atteignant 50 % du gros œuvre.
  • Opter pour des liants alternatifs : Le géopolymère, les ciments à faible teneur en clinker, ou les liants à base d’argile offrent des performances prometteuses pour réduire l’impact du béton.
  • Soutenir les filières biosourcées : Chanvre, bois, paille, laine de mouton… Les ressources renouvelables locales présentent souvent une empreinte carbone faible, tout en assurant un bon confort thermique.
  • Encourager l’économie de matière : Concevoir léger, utiliser moins mais mieux. C’est l’une des clés du design structurel moderne. Les logiciels de modélisation avancée permettent aujourd’hui d’optimiser les structures pour dégager un vrai gain environnemental, sans surdimensionnement inutile.

Autrement dit, il n’y a pas de solution miracle, mais une multitude de petites décisions mieux informées — parfois insignifiantes en apparence, mais puissantes sur le plan cumulatif.

Construire différemment, construire mieux

La construction est à un tournant. D’un côté, la pression démographique et le besoin de logements accessibles ; de l’autre, l’urgence climatique et la raréfaction des ressources. Ne pas remettre en question les matériaux traditionnels aujourd’hui serait passer à côté du défi majeur de notre temps.

Cela ne signifie pas diaboliser le béton ou bannir l’acier, mais apprendre à les utiliser autrement — plus sobrement, plus intelligemment, en synergie avec des matériaux plus vertueux. L’ingénierie de demain ne consistera pas seulement à « faire tenir » un bâtiment, mais à faire en sorte qu’il s’inscrive dans une économie respectueuse du climat.

Et cela commence maintenant, sur les chantiers comme dans les bureaux d’études, à travers chaque mètre cube choisi. Après tout, chaque construction est une empreinte laissée dans le temps — autant que ce soit aussi une empreinte la plus légère possible sur la planète.

Rayen